FESTIVAL D’AVIGNON : AVEC SON « BY HEART », TIAGO RODRIGUES CELEBRE AVIGNON

77e FESTIVAL D’AVIGNON. « By Heart » – Tiago Rodrigues – Cour d’honneur du Palais des Papes, le 25 juillet 2023 à 22h.

La file d’attente, organisée en auto-gestion déterminée, comme espérance d’assister à ce spectacle de clôture du festival, était longue de plus d’une centaine de passionnés : les coups bas y semblaient permis, certains n’hésitaient pas à pousser les mémés pour gagner une ou deux places et les mémés s’y mettaient parfois elles aussi. L’injustice surprenante de cette file a pu néanmoins attester d’un désir commun d’accéder au-delà des remparts, pour y boire une culture censée nous rendre plus humains que nous ne l’étions pressés les uns contre les autres, dans le serpent fou d’impatience, deux heures avant la pièce. Si seulement la pièce avait pu se jouer dans la rue : 2 000 fauteuils auraient pu aisément se changer en 6 000 hectares de places assises.

Mais justement, cette pièce de théâtre correspond assez bien aux caractéristiques du spectacle de rue. Tiago Rodrigues, d’entrée de jeu, le reconnaît lui-même : « ce n’est pas un spectacle adapté à la Cour d’Honneur. » Le directeur du Festival d’Avignon, d’abord seul sur le grand plateau blanc, n’hésite pas à s’adresser directement au public. Si un monsieur s’éloigne, celui-ci est aussitôt alpagué : « Vous partez déjà ? […] Donnez moi une chance… […] C’est que… vous allez aux toilettes ? » De nombreuses façons de jouer, de faire rire rappellent sans l’ombre d’un doute les code  de la rue. L’accident ne fait pas peur à Tiago qui peut se montrer tout aussi imprévisible. Si la rue peut s’étaler sur plusieurs kilomètres, longue, en grand deuil, tout comme le plateau de la Cour d’Honneur, c’est dans le but d’y accueillir les passants, qui soulèvent « le feston et l’ourlet ». Sur la scène de la Cour, Tiago fera lui aussi installer du public : dix spectateurs et spectatrices sont invité-es à prendre place sur des chaises disposées en demi-cercle, pour apprendre un sonnet de Shakespeare par coeur, « by heart ». « Dans le calme, pas à la française ».

Cette envie de parvenir à la fin du spectacle à la restitution complète du poème, rien dans les mains, rien dans les yeux, puise sa source de nombreuses histoires : ce sonnet 30 aurait en effet été récité par 2000 membres d’un congrès d’écrivains dans la traduction de Pasternak en période de répression, de plus, le « par coeur » rappelle le devoir sacré des porteurs de livres dans « Fahrenheit 451 ». Il y aussi la femme de Mandelstam qui apprenait à dix convives, à de nombreuses reprises, les poèmes de son mari décédé. Si ces histoires correspondent sans doute plus à des mythes qu’à la réalité, ça ne fait rien. Surtout, si Tiago Rodrigues choisit de faire apprendre ce poème aux dix spectateurs et spectatrices présent-es sur scène, c’est qu’il est inscrit dans le recueil de poèmes shakespearien que sa grand-mère a décidé d’apprendre par cœur, alors que ses yeux commençaient à pâlir et quelle serait bientôt incapable de lire par ses propres moyens. Au-delà du pedigree politique ou autobiographique que revêt le geste de Tiago, l’idée d’avoir un livre à l’intérieur de soi, pour aussi longtemps qu’on le récite, cette idée-là met des virgules dans les yeux, des cœurs dans la tête et du vent dans les pages – « comme si quelqu’un était en train de lire très vite ». C’est également un geste d’amour pour l’auteur (qui apprendra par cœur et saura sur le bout des doigts By Heart ? moi)

Ainsi, la fin du spectacle se trouve très chargée en émotions : entre la récitation complète du poème, par des spectateurs émus ou concentrés, conscients de l’intensité du moment, le tonnerre d’applaudissements qui vient couronner cette soirée sans nuages et l’hommage rendu à Cédric Vautier par l’équipe du festival – menant plus d’une centaine de salariés présents sur la scène – tout cela permet de clôturer en fanfare, en larmes et en sourires mouillés la fin du festival. Et comme dirait Tiago pour conclure la lecture de n’importe quel morceau de texte, moyen d’offrir un espace où les cœurs se suspendent : « Fin de la citation ».  

Célia Jaillet

Photo C. Raynaud de Lage



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