
Les émigrants – mes Krystian Lupa – Théâtre de l’Odéon Paris – jusqu’au au 4 février 2024.
Un voyage onirique dans le temps et l’espace
Voilà un spectacle qui aura bravé le covid et les annulations successives (notamment au Festival d’Avignon en juillet dernier. NDLR) avant d’être finalement présenté au théâtre de l’Odéon. C’est peu dire qu’il était attendu. Le célèbre metteur en scène polonais Krystian Lupa (Le procès, Déjeuner chez Wittengstein, Des arbres à abattre) adapte un roman de W.G. Sebald, auteur à l’univers graphique fort (ses livres sont souvent accompagnés de photos d’époque), qui sied à son esthétique singulière. « Les émigrants » nous fait voyager d’époques en époques, de l’Allemagne nazie aux Etats-Unis des émigrés juifs, en passant par Le Caire et Jérusalem. La vidéo est omniprésente, la musique aussi. C’est beau, onirique , un peu long aussi. Le risque est grand de se perdre, surtout au cours de la deuxième partie où les séquences filmées abondent.
Krystian Lupa construit deux récits différents à partir des quatre histoires du roman de W.G. Sebald. Le premier raconte l’histoire d’un jeune instructeur d’origine juive dans l’Allemagne nazie, qui souhaite continuer à exercer son métier au risque de se couper de celle qu’il aime. Le second récit suit les péripéties d’Ambrose Adelwarth, émigré aux Etats-Unis et travaillant au service de Cosmo, fils excentrique d’un riche magnat.
L’esthétique de Krystian Lupa se reconnait entre toutes : un mélange de gris, bleu et vert à peine éclairé, de grands murs lépreux que la lumière sculpte. Un écran qui s’installe sur le devant de la scène de temps en temps et où sont projetés images et films, quelquefois superposés aux personnages du plateau. Le fin cadre orange fluorescent qui entoure l’ensemble, signe la production de Lupa. Cet univers enveloppant, ouaté, infiniment nostalgique est prégnant. Les personnages y sont comme suspendus, en attente. Le récit suit son cours, porté par la voix du narrateur, convoquant les uns et les autres au fil des souvenirs. Les images projetées permettent de changer de lieu et d’époque avec fluidité, quels que soient les caprices de la mémoire. La musique soutient chaque espace, donne de la profondeur. Epoques, lieux et personnages se mêlent et se répondent avec une dimension parfois surnaturelle, comme cette couverture rouge qui traverse les années ou les retrouvailles d’Ambrose vieilli avec le jeune Cosmo.
La première partie se penche sur l’Allemagne au moment de l’ascension d’Hitler. Du fin fond des provinces allemandes, comment mesurer la folie de cette idéologie rampante ? Où est la limite, à quel moment fuir, quel que soient les attaches ? Comment vit-on avec ces souvenirs ? Les regrets ? A quel moment apprend-on ou soupçonne t’on l’existence des camps ? Les souvenirs hantent les survivants. W.G. Sebald est exaspéré par le silence de toute une génération après la guerre.
Si la deuxième partie est centrée sur les Etats-Unis, elle reste liée à l’Allemagne nazie fuie par les émigrés. Cosmo vit une angoisse existentielle pendant la guerre, hanté par les horreurs du conflit, désespéré de voir l’humanité se perdre. Les époques se superposent, se répondent. Après quelques détours par la généalogie de la famille émigrée, assortie d’une nostalgie indélébile, l’histoire se pose sur l’attachement étrange et quasi surnaturel de Cosmo et Ambrose. La douleur cosmique de Cosmo est palpable. Le récit s’égare pourtant au détour de longues séquences filmées qui cassent le rythme, les acteurs perdent en justesse.
« Les émigrants » est une pièce fidèle à l’univers de Lupa, et fait voyager le spectateur au travers des époques et des continents, superposant allègrement les strates du temps. Si la première partie émeut, la deuxième s’étire au point de perdre une partie du public. Le voyage n’en demeure pas moins unique en son genre.
Emmanuelle Picard
Photo Simon Gosselin