A AVIGNON, UN PUISSANT ET ESTHETIQUE « BORIS GODOUNOV »

Boris Godounov – Opéra de Modeste Moussorgski (version originale de 1869) – Livret du compositeur d’après le drame éponyme d’Alexandre Pouchkine – Mise en scène : Jean-Romain Vesperini – Direction musicale : Dmitry Sinkovsky – Spectacle en coproduction par l’Opéra Grand Avignon et l’Opéra de Monte-Carlo – Opéra Grand Avignon – Spectacle donné les 14 et 16 juin 2024

C’est donc par cette grande fresque historique de Moussorgski, imprégnée de cette éternelle « âme slave », que se clôture la saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon autour d’une programmation éclectique et riche en découverte.

La version retenue est la version initiale de 1869 qui a le mérite d’aller à l’essentiel, sans les surcharges et cette histoire d’amour inutile que Moussorgski a dû rajouter dans la version ultérieure de 1872 pour se conformer à l’air du temps.

Dans cette version le sujet est épuré : pour s’emparer du trône, Boris Godounov n’a pas hésité à faire tuer Dimitri, le jeune tsarévitch héritier du tsar Ivan le Terrible. Le moine Pimène révèle alors ce meurtre à son novice Grigori qui, ayant le même âge qu’aurait Dimitri, décide de se faire passer pour lui pour conquérir le pouvoir.

Cette représentation donnée sans entracte nous plonge directement dans le cœur du sujet tel un thriller psychologique, nous entraîne au travers des errances psychotiques de ce tsar rongé par le remords, par la paranoïa mais en même temps avide de pouvoir et de puissance.

Impossible de ne pas voir dans ce terrible destin et dans la structure de l’opéra des analogies avec les drames shakespeariens ou de ne pas penser à Macbeth. Ne manquent pas non plus ces scènes comiques, chères à Shakespeare, qui apportent un souffle d’air frais tout en contribuant à l’action, telle cette remarquable scène d’ivrognerie dans l’auberge où s’est réfugié Grigori.

Si le thème central porte sur les états d’âme et la psychologie de Boris, le thème du pouvoir est abordé dans toute sa complexité et soulève de nombreuses questions liées à sa conquête, sa légitimité, sa toute-puissance et ses dérives mais aussi sa fragilité face aux boyards et au peuple. Un peuple qui a besoin d’un Père, suppliant Boris d’accepter la couronne dans ce qui semble être une constante de ce peuple russe, dominé et soumis à diverses formes de pouvoirs autoritaires au fil des siècles. Une réflexion sur le pouvoir qui passe aussi au travers Grigori, personnage trouble, intrigant, partagé entre un devoir de justice et une soif de pouvoir.

La scénographie partage l’espace scénique en deux niveaux superposés. Le niveau inférieur est sombre et constitué de grosses poutres, poteaux souvent de guingois semblant soutenir avec fragilité la scène supérieure. Cet espace obscur est celui de la misère et du malheur, tantôt place publique, tantôt auberge ou décor de la terrible scène finale dans laquelle Boris est terrassé par sa folie et ses remords. A l’opposé, le niveau supérieur est celui de la magnificence des élites. Peu de décors mais des projections d’une esthétique recherchée qui font de cette scène tantôt un palais, tantôt une cathédrale orthodoxe ou la douma, lieu d’assemblée des boyards. Une immense icône du Christ apparaît enfin de manière récurrente en fond de scène, un christ dont le regard profond  pèse sur Boris comme un châtiment divin, qui se recouvre de flots de sang lorsque Boris est hanté par son crime.

Les projections – en fond de scène ou sur une toile transparente telles des filigranes – sont toujours en adéquation avec l’action et témoignent d’une grande recherche esthétique. Les costumes d’époque, richement ornés de dorures pour les élites ou déguenillés pour le peuple, ainsi que de délicats éclairages en clair-obscur contribuent à produire de magnifiques images.

La distribution est remarquable tant sur le plan vocal que sur le plan scénique. Une distribution essentiellement masculine dans cette version initiale, hors des canons de l’époque, ce qui semble avoir été reproché au compositeur.

Boris Godounov est interprété par la basse croate Luciano Batinić, qui, par sa voix puissante et nuancée exprime toute la complexité du personnage, fragile et sensible sous une apparente solidité. Son jeu de scène fait ressortir les états d’âme successifs de Boris, du doute initial jusqu’à la folie paranoïaque en passant par le remords et une soif de pouvoir et de puissance.

Le ténor François Rougier incarne avec justesse le personnage ambigu de Grigori qui laisse le spectateur perplexe et dont on ne sait si c’est un héros porteur de vérité et de justice ou un intrigant avide de pouvoir. Un personnage complexe qui revêt sans doute un peu ces deux facettes.

Nika Guliashvili, qui interprète le moine Pimène, apporte toute la gravité nécessaire au terrible récit du meurtre perpétré par Boris et Alexander Teliga incarne avec vigueur l’irrésistible moine défroqué Varlaam dans une remarquable scène de beuverie.

Tous les autres rôles sont tenus brillamment tant sur le plan vocal que sur le plan scénique. On retiendra Kresimir Spicer dans le rôle du Prince Chouïski, puissant et manipulateur et Blaise Rantoanina qui incarne un innocent éclairé, révélateur de la terrible vérité.

Le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon sont toujours à leur meilleur niveau et forment un ensemble homogène et puissant, particulièrement dans la première scène où ils incarnent avec force la voix du peuple russe.

L’Orchestre national Avignon-Provence est placé sous la direction du chef russe Dmitry Sinkovsky qui interprète avec charisme la riche partition de Moussorgski, qui maintient une tension dramatique tout au long du spectacle et qui évoque avec nuances les tourments introspectifs de Boris. Pour qui avait la chance de voir Dmitry Sinkovsky diriger, il n’aura pas échappé la force évocatrice de sa main gauche qui restitue toutes les nuances de la partition. Doigts tremblotants tel un vibrato, poing fermé, délicates volutes, un spectacle à lui tout seul qui capte le regard.

Un magnifique spectacle, esthétique et puissant sur le plan musical qui aborde des thèmes universels comme l’exploration de l’âme humaine et une réflexion sur le pouvoir et ses dérives. C’est ainsi sur une ovation méritée du public que se clôture cette belle saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon.

Jean-Louis Blanc

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