
Des Estivantes – Texte de Maxime Gorki – Mise en scène de Georges Lini – traduction : André Sawkowicz, avec 14 artistes sur scène (*) au Théâtre Jean Vilar à Ottignies-Louvain-La-Neuve, à 20h00 (le jeudi et samedi à 19h00) jusqu’au 25/09/2024 et au Théâtre des Martyrs du 03/10/24 au 12/10/24 (2 h 15 de spectacle dont 30 minutes d’entracte).
« À l’aube d’un nouveau monde, il y a ceux qui s’accrochent coûte que coûte à leurs privilèges et ceux qui veulent que le monde change (Georges Lini) »
« L’honneur d’être ta femme n’est pas aussi haut que tu le penses… et il est très pesant, cet honneur-là » (Varvara).
« Qu’est-ce que nous apportons à la vie nous tous, toi et… moi ? ». Voilà ce que se pose comme question, Varvara, passionnée d’art, de culture, de liberté. Ce qu’elle balance aux convives (issus de l’ancienne aristocratie de fortune) de son mari, Bassov, qu’elle n’épargne pas non plus. Ce sont les vacances, c’est l’été, et, à la base se devait être une soirée sympa autour d’un banquet, entre jeunes et moins jeunes, mais voilà, les choses ne se passent pas comme prévu au grand dam de l’hôte. Des amis que, finalement, tout oppose, vont se jeter à la figure certaines vérités, les rancœurs, les non-dits sans doute aussi. Entre humour cinglant, ironie, hypocrisie, amour aussi, les règlements de comptes vont animer cette soirée, creusant un fossé profond. « Écrasée par les traditions d’un autre temps » qui lient Varvara à son mariage, à sa vie, va-t-elle réussir à briser les chaînes ? À se faire entendre ? Quelles seront les réactions de Maria, Kaléria et Ioulia ? Vont-elles suivre l’héroïne dans cette révolte qui commence ? Et les hommes dans tout ça ? Sexistes, accrochés à leurs privilèges, se mettront-ils en question ou, au contraire, perdront-ils pied dans cette « déconstruction » festive et « réparatrice » en « temps réel » ?
Comme souvent avec Georges Lini, un casting de choix pour cette création contemporaine de l’œuvre de Gorki : des fidèles de la compagnie Belle de Nuit (« vieux camarades ») mais aussi de jeunes comédiens et comédiennes (« anciens étudiants et étudiantes »). Et pour le rôle de Varvara, il choisit la jeune Léone François Janssens (nominée au prix de la critique dans la catégorie meilleure Espoir en 2017, entre autre) qu’il découvre dans « Violence and son » au théâtre de Poche. Pour le metteur en scène c’est une évidence car Léone « correspond à l’image qu’il s’était faite de Varvara ». On peut dire que Lini fait mouche puisque la jeune femme incarne avec naturel certain le personnage, donnant voix et mouvement à cette jeune femme qui veut se « libérer de ses chaînes », « étouffée » dans cette vie qui ne lui correspond pas.
Et puis il y a France Bastoen, sublime dans le rôle de Marie. Marie critiquée sans cesse, rabrouée par les autres parce que son franc parler dérange. Marie qui s’interroge sur son âge alors que le jeune Vlas (interprété par l’excellent Félix Vannoorenberghe) lui déclare sa flamme. Peut-elle s’autoriser à l’aimer en retour ? Les cheveux gris ne sont-ils pas un obstacle à cet amour mutuel ? Pourquoi, en effet, cette interrogation ne se pose quasi jamais à l’encontre d’un homme dans la situation contraire ? Ne dit-on pas d’un homme mûr séduisant de jeunes femmes qu’il est un Don Juan alors que la femme « mûre », elle, est considérée péjorativement comme une « cougar » ? Et puis il y a la maladresse dans les commentaires fait à Marie : «si tu l’aimes et que c’est réciproque, alors, va… tu seras comme une mère pour lui… » Une mère ?? Sérieux ??
Drôle, bluffant, Vincent Lecuyer avec un Chalimov qui doute de sa capacité à plaire à la nouvelle génération de spectateurs : « Allons ! Vous êtes comme tous les autres ! Tout le monde à cette conception stupide, suffisante de l’existence d’un metteur en scène. De la façon dont il doit vivre, parler, écrire. Pourquoi ? ». Génial (comme toujours) Thierry Janssen, le médecin Doudakov, complètement à côté de la plaque et plutôt dominateur avec son épouse, Olga (Marie du Bled), ou encore Stéphane Fenocchi, l’hôte et mari de Varvara, Bassov, qui peine à garder son calme et se sent injustement secoué par son épouse, loin de se remettre en question dans sa position de « patriarche » tout puissant. Quelle formidable énergie entre ces 14 comédiens remarquables.
« Un projet en guise de déclaration d’amour au théâtre ».
« Les russes n’ont pas leur pareil pour analyser l’âme humaine » : avec le second volet du diptyque consacré aux auteurs russes (Ivanov de Tchekhov en 2023) Georges Lini nous vient avec « Des Estivantes » de Gorki. En honneur aux femmes, il féminise le titre (texte original « Les Estivants ») et change : « les » par « des » pour une plus grande ouverture, déconstruisant « l’ancien monde ». Gorki plus politique que Tchekhov mais avec, en commun « des êtres pleins de paradoxes » comme dans la vie, souligne Lini. La complexité de «ne pas reconnaître immédiatement les méchants des gentils, pousse constamment à analyser les choses » et c’est « quelque chose qui m’intéresse » précise encore le metteur en scène, avec « cette différence qui se situe dans la politique : la prise de parole de Gorki est plus révolutionnaire que celle de Tchekov (plutôt dans l’analyse du comportement humain).
« Une libération de la parole de la femme, moderne, en phase avec l’actualité »
Avec, néanmoins, quelques coupures et une actualisation du texte (retrait de toutes référence à la Russie pour ne pas le situer géographiquement et permettre aux spectateurs d’imaginer l’histoire n’importe où et aujourd’hui), Georges Lini respecte le texte de Gorki à 90% (contenu, sens, enjeux). Le reste est laissé à l’improvisation des 14 comédiens et comédiennes. Avec une certaine limite pour ne pas trop s’éloigner du cadre original, bien sûr, (les écrivains sont dans cette version des artistes de théâtre, apportant ainsi « une mise en abîme »), mais donnant à cette version contemporaine une touche particulièrement intéressante. « Chacun apporte sa pierre à l’édifice. Un désir que j’avais de créer ensemble » précise l’artiste.
Pour l’ouverture du nouveau théâtre Jean Vilar, quoi de mieux que de commencer par « Des Estivantes » ? Un honneur que les 14 artistes vont rendre au Vilar avec une entrée en scène pour le moins originale. Mais, chuuut !, laissons au public le plaisir de le découvrir. Un monde qui se fissure, conditions sociale, humaine et privée, parler de choses grave avec humour.
« Des Estivantes » à voir au Théâtre Jean Vilar à Ottignies-Louvain-La-Neuve jusqu’au 25 septembre 2024 et du 03 au 12 octobre 2024 au Théâtre des Martyrs à 1000 Bruxelles.
Julia Garlito Y Romo
(*) Comédiens : France Bastoen (Marie) ; Mélissa Diarra (Sonia) ; Marie du Bled (Olga) ; Elfée Durşen (Kaleria) ; Stéphane Fenocchi (Bassov) ; Léone François Janssens (Varvara) ; Thierry Janssen (Doudakov) ; Jérémy Lamblot (Zamyslov) ; Vincent Lecuyer (Chalimov) ; Léopold Terlinden (Rioumine) ; Luc Van Grunderbeeck (Deuxpoints) ; Marie Van Puyvelde (Ioulia) ; Félix Vannoorenberghe (Vlas) ; Mehdi Zekhnini (Souslov). Une création de la compagnie Belle de Nuit.