
La Traviata – Opéra de Giuseppe Verdi créé le 6 mars 1953 à La Fenice de Venise – Livret de Francesco Maria Piave d’après « La Dame aux camélias » d’Alexandre Dumas Fils – Mise en scène : Chloé Lechat – Direction musicale : Federico Santi – Opéra Grand Avignon – Spectacle donné les 11, 13 et 15 octobre 2024.
Qui mieux que Violetta aurait pu illustrer cette nouvelle saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon intitulée « Femmes ! » ? Un regard porté sur les personnages féminins de l’opéra, sur ces héroïnes tragiques, souvent sacrifiées, à l’heure où la libération de la femme et l’équité entre les sexes constituent un enjeu sociétal.
C’est ainsi que Chloé Lechat prend ce sujet à bras le corps pour nous livrer une vision nouvelle et contemporaine de « La Traviata », ce grand classique intemporel et source d’inspiration inépuisable inspiré à Verdi par « La Dame aux camélias » d’Alexandre Dumas Fils.
Chloé Lechat met l’accent sur un personnage féminin jusque-là négligé et tout juste évoqué dans le livret mais dont la vie de femme sous-tend toute l’action et précipite le drame. Il s’agit de la sœur d’Alfredo dont le mariage dépend de l’honneur de la famille, bien mis à mal par la relation de son frère avec une « dévoyée » selon cette société bourgeoise sclérosée et intolérante. Une option intéressante mais ce personnage rapporté apparaît de manière récurrente – à commencer par une photo de mariage lors de l’ouverture – et un peu envahissante qui peut détourner l’attention lors des moments les plus intimes et émouvants.
Autre personnage rapporté et symbole de cette bourgeoisie prégnante, une vieille dame en fauteuil roulant qui apparait parfois en fond de scène, en filigrane : la grand-mère d’Alfredo, sans doute bigote et « bien-pensante ». Une vieille dame qui tire les ficelles, qui explique l’intervention du père Germont, personnage ambigu et profondément humain, lui-même victime de la doxa familiale.
Chloé Lechat replace l’action dans la jet-set de notre époque qui, par définition, n’a pas de frontière et délocalise ce drame typiquement parisien à Ibiza, haut lieu de fête et de superficialité. Une option pertinente qui colle assez bien avec les festivités bourgeoises et les comportements mondains évoqués dans l’opéra. Le premier acte se déroule ainsi dans une salle de fête dominant la mer, le deuxième dans la salle de remise en forme d’un sanatorium, puis chez Flora – dans un décor quasi-identique – pour cette fête tragique dans laquelle les invités retrouvent des costumes d’époque, sans doute pour un bal costumé ou plutôt pour souligner le parallèle entre la bourgeoisie du XIXème siècle et la jet-set dorée de notre époque.
On retrouve dans le troisième acte le logement de Violetta, donnant sur la rue. Une méridienne où gît Violetta, épuisée, un lit évoquant une pierre tombale et un immense présentoir exposant une multitude d’escarpins rappelant la vie mondaine de Violetta et sans doute cette course effrénée et mortifère vers le plaisir et la séduction. Un présentoir sur lequel viennent se servir des invitées de ses fêtes passées, comme pour dépouiller Violetta de ses derniers biens et suivre peut-être son chemin.
La mise en scène de Chloé Lechat est imaginative, parfois trop. Certaines chorégraphies imposées aux chœurs se révèlent superflues et, comme nous l’avons dit, la présence de la sœur d’Alfredo se révèle parfois gênante. Les décors, assez bien adaptés à l’action, tendent vers des tons pastel et une sobriété parfois terne. Les costumes contemporains sont assez sobres à l’exception de la fête chez Flora dans laquelle on retrouve les fastes d’antan.
Si la mise en scène, créative mais souffrant de quelques imperfections, laisse un peu sur sa faim, l’interprétation musicale – qui reste l’essence même de l’opéra – tient toutes ses promesses. La distribution est pertinente, tous les personnages ont l’âge de leur rôle et sont totalement crédibles.
L’interprétation de Violetta par la soprano russe Julia Muzychenko est la révélation de la soirée. Touchante et charismatique elle prend la pleine possession de son personnage et la maîtrise du rôle est totale tant sur le plan vocal que sur le jeu de scène, expressif et touchant. La voix est puissante, souple et limpide dans l’air « Follie ! … Sempre libera » et transmet avec nuance beaucoup d’émotion dans des moments intimes et dramatique comme l’air « Addio del passato… » du troisième acte. Une interprétation qui restera gravée dans les mémoires du public avignonnais, à l’instar de celle de Patricia Ciofi en 2012 sur cette même scène dans une mise en scène de Nadine Duffaut.
Le jeune ténor américain Jonas Hacker dans le rôle d’Alfredo déploie sans effort une voix souple et naturelle à la parfaite diction. Parfois un peu effacé par le charisme et la présence de sa partenaire, il incarne un Alfredo dans toute la fougue de sa jeunesse, touchant et passionné, totalement crédible tant dans sa passion amoureuse que dans sa détresse.
Le rôle clé de Giorgio Germont est confié à Serban Vasile, baryton roumain qui là encore colle parfaitement à son personnage. La voix est puissante, ample, assurée mais aussi nuancée pour traduire toute l’ambiguïté du personnage. Incarnation d’une morale bourgeoise rétrograde, il pense détenir une certaine sagesse, vouloir le bonheur de ses enfants. Plein de compassion pour Violetta et de remords il prend sans doute conscience du carcan dans lequel son monde l’a enfermé. Son duo avec Violetta et son interprétation de l’air célèbre « Di Provenza… » sont remarquables.
Tous les autres rôles sont confiés à des interprètes parfaitement cohérents avec leur personnage, tant par leurs qualités vocales que par leurs jeux de scène. Le chœur de l’Opéra Grand Avignon, dirigé par son nouveau chef Alan Woodbridge, est toujours à son meilleur niveau. On peut regretter ces chorégraphies inutiles qui lui sont imposées.
C’est à Federico Santi, connu du public avignonnais, en particulier pour sa remarquable prestation dans « Tosca » lors de la saison dernière, qu’est confiée la direction de l’Orchestre national Avignon-Provence. La richesse orchestrale de la partition de Verdi est parfaitement rendue, successivement lumineuse et allègre, dramatique et émouvante.
C’est un accueil triomphal que le public a réservé aux trois protagonistes principaux, en particulier à Julia Muzychenko qui fut en quelque sorte la reine de la soirée. On peut regretter que Chloé Lechat ne se soit pas présentée au public en ce mardi soir lors des saluts. C’est par ce spectacle de haut vol sur le plan vocal que s’ouvre ainsi la saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon, un spectacle qui nous a offert en particulier une Violetta de référence qui restera dans les mémoires du public avignonnais.
Jean-Louis Blanc
Photo Opéra Grand Avignon