
Le suicidé – mes Stéphane Varupenne – Comédie Française Paris – Jusqu’au 2 février 2025 (alternance).
Une comédie de l’absurde qui célèbre brillamment la vie
Le suicidé est une pièce extraordinaire, drôle, émouvante et puissamment satirique. Écrite en 1928, la pièce de Nicolaï Erdman ne fut pas jouée en Russie de son vivant, et seulement montée en Allemagne en 1969. Preuve en est que le caractère corrosif des propos n’était pas du goût des communistes, à commencer par Staline. Stéphane Varupenne s’empare du texte avec fougue et nous livre un spectacle total, esthétiquement très abouti, tour à tour hilarant et émouvant, en contact direct avec le public. La troupe de la Comédie Française, emmenée par un Jérémie Lopez méconnaissable dans le rôle principal, s’en donne à cœur joie dans tous les registres, y compris chantés. Un spectacle complet à découvrir d’urgence.
Sémione Sémionovitch est au chômage. Il vit avec aux crochets de sa femme avec sa belle-mère dans une maison partagée avec d’autres familles. Alors qu’il se lève au milieu de la nuit pour manger du saucisson, ses voisins se méprennent sur son geste et croient qu’il tente de mettre fin à ses jours. S’ensuivent une série de malentendus, où chacun demande à Sémione Sémionovitch de donner, dans sa lettre d’adieu, un sens à son suicide en plaidant pour la cause qui leur est chère.
La chambre de Sémione Sémionovitch et sa femme est minuscule, suspendue au centre de la scène, dans un immeuble gris-vert. Lui, incarné par Jérémie Lopez, est bedonnant, tandis qu’Adeline d’Hermy dans le rôle de sa femme est délicate, digne des héroïnes de films muets des années 20. Sa mère, jouée par Florence Viala est clownesque avec ses cheveux verticaux, tandis que chacun des personnages a une allure marquée inoubliable. Les traits sont grossis, forcés, le rythme emporte tout. Alors que le premier acte est le royaume de l’exiguïté, le deuxième gagne en profondeur : la chambre s’efface pour laisser place à la taverne et à la fête. La scénographie est ingénieuse, les costumes magnifiques, caricaturaux à souhait, au service des clichés portés par chacun.
Toute la société défile : chômeur, tenancière de bar, commerçant, intellectuel, artiste, handicapé, bourgeoise, femme facile, prêtre, profiteur… Les stéréotypes ne manquent pas. Chacun souhaite détourner le geste de Sémione Sémionovitch à son profit. Chacun se voit comme victime de la situation. C’est aussi fascinant que déroutant et absurde. Personne ne s’écoute vraiment.
Le jeu s’invite dans la salle, sur le bord du plateau, ou dans les gradins, avec des formes multiples: cinéma muet, exposé d’idées au micro, distorsion sonore extrême lors de l’énorme cuite de Sémione Sémionovitch. Les séquences chantées sont magnifiques, la séquence Queen aussi puissante qu’inattendue, et le chant russe a capella de Sylvia Bergé bouleverse. Quelle troupe et quels acteurs ! Jérémie Lopez en tête, brillamment accompagné par une troupe au sommet (ne le dit-on pas assez à chaque fois).
Le suicidé fascine parce qu’il dépasse le stade de la comédie et de la satire. Au fur et à mesure que tous demandent à Sémione de se suicider pour eux, son propre goût pour la vie remonte avec une force inattendue, une rage extraordinaire. L’individu arrive à s’extirper de ce déluge d’abstractions intellectuelles étouffantes pour vivre. Jérémie Lopez excelle dans cette transformation et parvient vraiment à toucher le public. Une belle réussite.
Emmanuelle Picard
Photo Vincent Pontet