
La Bohème – Opéra de Giacomo Puccini créé à Turin le 1er février 1896 – Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après le roman « Scènes de la vie de bohème » d’Henry Murger – Mise en scène : Frédéric Roels – Direction musicale : Federico Santi – Spectacle donné à l’Opéra Grand Avignon le 18 février et les 2 et 4 mars 2025.
La bohème ! Ce simple mot évoque d’emblée l’insouciance, une soif de vivre et de liberté, les amours éphémères, la pauvreté, le rejet de la société bourgeoise. Il évoque la passion artistique et amoureuse et bien d’autres choses encore…
Puccini nous immerge au cœur de ce monde parallèle, un microcosme qui ne se reconnaît pas dans cette société bourgeoise et matérialiste de la Monarchie de Juillet, qui se soucie peu du lendemain, qui vit dans le rêve et l’amour de l’Art, jusqu’à se consumer dans les passions les plus ardentes.
C’est l’histoire de quatre artistes, sans doute incompris mais pleins de passions et d’espoirs, qui tentent de survivre dans le froid et la misère, mais c’est surtout cette magnifique rencontre dans une mansarde glaciale du quartier latin entre le poète Rodolfo et cette voisine humble et timide, qu’on appelle Mimi, qui brode des fleurs pour vivre, qui recherche du feu pour sa chandelle mais qui recherche surtout désespérément un peu de chaleur humaine. Dès l’air « Mi chiamano Mimi » dans lequel Mimi se dévoile dans toute sa fragilité, nous voilà pris au piège d’une immense empathie et d’une inquiétante appréhension qui ne nous quitterons plus jusqu’au dénouement fatal.
Un drame qui semble jalonner le parcours de Frédéric Roels qui nous propose ici une reprise de sa mise en scène – réalisée avec Claire Servais à qui est dédié ce spectacle – présentée en 2019 à l’Opéra Confluence. Une reprise qui pouvait laisser craindre une impression de déjà-vu pour le public avignonnais. Tel n’est pas le cas tant la scène est différente et tant la mise en scène met l’accent sur le jeu et le talent des interprètes dans le cadre d’une nouvelle distribution. Une option qui justifie un décor minimaliste. Des planchers étagés semblent se déverser vers le public pour nous offrir l’action sur un plateau. Les décors en bois clair, sobres, aux lignes pures évoquent le dénuement et un froid omniprésent, un froid souligné par des chutes de neige en fond de scène et des éclairages froids dans les scènes dramatiques.
Ce décor, qui s’intégrait naturellement dans l’environnement clair et rationnel de l’Opéra confluence dont Claire Servais disait s’être inspirée, détonne un peu dans les ors et les fioritures de la salle historique, comme il détonne avec les costumes d’époque, contemporains de l’action. Des décors qui ont le mérite de porter l’attention sur le jeu de scène et les interprètes mais peut-être trop « clean » pour évoquer la pauvreté et l’aspect précaire de la vie de bohème.
La mise en scène de Frédéric Roels est efficace. Les scènes intimistes sont particulièrement touchantes et l’accent est mis sur les scènes comiques ou festives comme celle du café Momus qui présente une bonne maîtrise de la foule et des actions simultanées qui sont traitées dans un bel ensemble. Des scènes qui apportent quelques bouffées d’oxygène et qui soulignent l’insouciance de cette vie de bohème pour mieux nous replonger dans le drame.
La distribution est homogène, jeune et porte un enthousiasme en phase avec les intentions de Frédéric Roels. Gabrielle Philiponet incarne une Mimi fragile et touchante qui traduit tour à tour la candeur, l’amour passionnel, la détresse et la douleur. La voix est souple, aisée dans les aigus avec de beaux vibratos, parfois un peu trop appuyés. Elle nous touche au plus haut point dans le duo du dernier acte « Sono andati » où tout son amour éclate au grand jour et dans la scène finale, mourante à même le sol sur un simple matelas.
Le rôle de Rodolfo est confié avec justesse au ténor chilien Diego Godoy qui donne le ton dès le premier acte dans l’air « Che gelida manina ». Sa voix puissante, son jeu passionné et son charisme s’imposent tout au long du spectacle dans les scènes principales comme dans les duos jusqu’au déchirant « Mimi… Mimi ! » final, point d’orgue de l’opéra qui donne immanquablement la larme à l’œil.
Le couple formé par Marcello et Musetta, à l’opposé de Rodolfo et Mimi, est l’un de ces couples tourmenté, infidèle, avide de plaisirs et qui finit toujours par se retrouver. Musetta est une femme délurée, éprise de liberté qui n’hésite pas à tromper son amant et à exploiter et faire tourner en bourrique le malheureux Alcindoro. Charlotte Bonnet, au travers de sa voix assurée et d’une immense présence scénique incarne à merveille cette Musetta légère, exubérante mais aussi amoureuse et pleine de compassion pour Mimi. Une Musetta, modèle de séduction, qui resplendît dans son aguichante robe rouge et qui pourrait avoir un lien de parenté avec Carmen.
Marcello, peintre, ami fidèle de Rodolfo et amant quelquefois éconduit de Musetta est incarné par le baryton canadien Geoffroy Salva. La voix est limpide, puissante dans ses éclats de voix contre les frasques de Musetta et pleine de compassion tour à tour avec Mimi et Rodolfo lors de la rencontre à la Barrière d’Enfer.
Toujours prêts à partager les joies et les peines, les deux autres compères de Rodolfo et Marcello, le philosophe Colline et le musicien Schaunard sont interprétés par Dmitri Grogorev et Mikhael Piccone, parfaitement en phase avec leur personnage, tant sur le plan vocal que scénique. Il en est de même pour tous les autres solistes. On retiendra la voix grave et profonde de Dmitri Grigorev dans « Vecchia zimarra » lorsqu’il s’apprête à vendre son vieux manteau pour soigner Mimi. Un air qui traduit toute l’émotion et la compassion collective qui s’empare de l’entourage de Mimi dans ses derniers instants.
Les chœurs et la maîtrise de l’Opéra Grand Avignon sont toujours à leur meilleur niveau. Les mouvements de foule au café Momus sont bien maîtrisés et rendent bien cette atmosphère festive et ce moment de joie collective, au risque de couvrir parfois les solistes.
L’Orchestre national Avignon-Provence, partenaire incontournable de l’Opéra, placé sous la direction avisée de Federico Santi restitue toutes les nuances de cette magnifique et éternelle partition de Puccini. Une partition colorée, expressive, qui fait la part belle aux cuivres, tour à tour intimiste, poétique, dramatique, festive et parfois facétieuse.
Dans le cadre du programme éclectique de l’Opéra Grand Avignon et de cette alternance judicieuse entre les pièces de répertoire et les découvertes plus audacieuses voulue par Frédéric Roels, la Bohème s’inscrit naturellement dans les valeurs sûres. Cette mise en scène fluide et expressive et cette distribution de qualité, irréprochable sur le plan musical, ont valu à cette Bohème une belle ovation du public avignonnais.
Jean-Louis Blanc
Photo Opéra Grand Avignon