
« LE RENDEZ-VOUS » (1), « Un seul en scène » avec Camille Cottin, adaptation du roman « Jewish Cock » de Katharina Volckmer, traduction (2) : Pierre Demarty ; mise en scène : Jonathan Capdevielle (et la voix du médecin en direct depuis la régie) ; scénographie : Nadia Lauro ; chorégraphie : Marcella Santander ; au Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 22 mars 2025. Durée du spectacle 1h20. Déconseillé aux moins de 16 ans.
« Lignes rouges de notre société » : Un texte fort qui ne laisse personne indifférent.
Dès les premiers instants, le spectacle percute. Camille Cottin, avec son naturel habituel, nous livre ici, pour la première fois, un « seul en scène » brillant ! La performance de l’artiste est bluffante, jouant avec les mouvements, les « dissociant » d’avec les mots, engageant tout son corps. Impossible de rester indifférent à ce texte féministe qui transperce littéralement tout un chacun. Les propos sont parfois durs, voire crus, et la sincérité, la profondeur, la sensibilité, la douleur qui s’en dégagent bousculent. Les mots prennent tout leur sens, faisant écho à l’actualité, entre autre. La scénographie de Nadia Lauro y a une place importante. La chorégraphie de Marcella Santander, aussi. La mise en scène de Jonathan Capdevielle, excellente ! On peut dire que l’autrice allemande Katharina Volckmer dépasse les frontières des tabous sans mâcher ses mots, avec intelligence, humour et une grande finesse.
« Héritage, identité du poids de l’histoire ».
Tout de suite, c’est la voix qu’on entend. La scène est plongée dans le noir, mais pas le public. Les spectateurs sont à la fois intrigués et très attentifs jusqu’à ce que la lumière fasse apparaître un immense rideau violet plissé, enveloppant quasi ta totalité de la scène, semblant « respirer » à l’unisson avec le personnage au fur et à mesure de l’histoire et de la narration. Il a, non seulement plusieurs fonctions mais sa couleur symbolise également la tristesse, ou le deuil. Il est « son partenaire de jeu ». Elle s’y plonge, le piétine ou s’en enveloppe, selon le récit. Dans un coin, surgit une jambe. Elle est immobile, remue, se plie, dessine des formes, en harmonie avec la voix. Puis c’est au tour du corps entier d’apparaître, moulé dans une tenue rouge, un short militaire, une bomber jacket. Nous sommes à Londres. Une jeune femme s’adresse au Dr Seligman en train de l’ausculter. Elle exprime son ressenti, ses angoisses, ses peurs, son passé, ses envies, son présent, ses obsessions, ses fantasmes. Tout, pourvu de conjurer le silence. Il faut dire qu’elle en a gros sur le cœur… Pas facile cet « héritage allemand après l’holocauste ». Entre ses rêves sexuels, sa relation avec l’image du Führer, celle avec une mère plutôt envahissante, sa fascination pour les sex-toys d’un créateur japonais, les séances avec son psy Jason, son corps qu’elle a du mal à situer entre fille et garçon… À la recherche de son identité, elle en a des choses à dire à revendiquer, se révolter.
Mais au fond, est-ce que ce docteur Seligman l’écoute ? Pourquoi cette consultation ? Que va-t-il en résulter ? Une issue surprenante attend les spectateurs…
La rencontre : Camille Cottin « cherchait un roman à adapter au cinéma, de préférence avant même qu’il ne soit traduit en français ». Le premier roman qu’on lui propose est « Jewish Cock » de Katharina Volckmer, une autrice allemande, dont c’est d’ailleurs, le premier roman. Et là, c’est la claque ! Cottin tombe littéralement amoureuse de « la plume » de l’autrice et de son « regard ». « Elle aime la transgression du texte et sa façon d’explorer les tabous, rapporte la comédienne, elle vas très loin dans les propos, dans ses images. Elle le fait d’ailleurs avec « beaucoup d’humour et d’esprit », un « texte fort qui booste notre énergie ». Camille Cottin souhaite incarner la pensée de l’autrice. Mais voilà, « sa forme semble plus théâtrale que transposable au cinéma ». De là, l’idée ! Avant même de savoir à quel metteur en scène s’adresser, Cottin est certaine de vouloir y « engager son corps ». Un ami lui parle du metteur en scène français Jonathan Capdevielle, artiste multidisciplinaire. Elle ne le connait pas, mais elle découvre son travail, adore l’univers qu’il propose avec « la dissociation des corps et de la parole, la pensée ». Happée par « son onirisme punk », elle décide que c’est lui ou personne !
Jonathan Capdevielle, à ce moment-là, tourne un film expérimental au Mexique. Camille Cottin, elle, tourne à Londres. Qu’à cela ne tienne, la première rencontre se fera par… visioconférence !
Deux univers opposés, certes, mais la complicité est évidente dès les premiers instants. Le metteur en scène découvre l’autrice Volckmer à travers la lecture de son roman. Tout comme Cottin, il est fasciné. C’est l’évidence, Camille et lui se rencontrent à Paris et le projet est lancé. Ensemble, ils en « extraient les thématiques qui les intéressent », en remanient légèrement la traduction, pour devenir le texte proposé dans ce spectacle. Pari réussi haut la main !
Liberté totale d’expression : « l’adaptation théâtrale rend compte de la beauté du texte ».
Le personnage du roman de Volckmer percute par sa façon de faire face à sa réalité en ayant l’air de se « foutre du psy », souligne Camille Cottin : « ça pourrait paraître choquant, pas toujours politiquement correct », notamment lorsqu’elle dit « La conversation des autres me déclenche des hémorragies internes, j’espère qu’ils se feront chier dessus par des pigeons ». Le personnage ne semble pas du tout attachant, mais finalement on se rend compte que c’est tout le contraire, poursuit l’actrice, on finit par la comprendre. C’est surtout une « parole de femme » que l’on entend, nous dit Jonathan Capdevielle. « Se défaire de sa culpabilité allemande après, avoir grandi dans un cadre social compliqué, c’est sûr que ce n’est pas simple », « il s’agit d’une quête ; elle est à la recherche de la manière de se sentir bien dans ce monde-là, sans que ce monde, justement, ne l’oblige à être quelqu’un d’autre ». Pour le metteur en scène « on vit dans une société qui, petit-à-petit, essaie d’éteindre le feu en nous. On se fait avoir dans des tas de domaines, la démocratie en prend un coup. Il ne faut pas fermer les yeux, ni s’endormir mais éveiller la curiosité, créer la réflexion. « C’est ce que j’essaie, nous essayons, de faire à travers la culture ». En effet, quoi de mieux que d’utiliser les outils mis à notre disposition ? Pour Capdevielle le cinéma et le théâtre est une opportunité de véhiculer les valeurs, la connaissance.
Est-ce un hasard si les premières représentations de ce texte ont lieu à Aix-en-Provence (de la fin septembre à début octobre 2024) en plein procès Pelicot (Avignon) ? « Le texte résonne puissamment », souligne Camille Cottin : « Tous les passages sur le « vagin qui sera toujours un objet de baise » ou encore « sur les deux manières de s’asseoir suivant que l’on est un homme ou une femme » font écho aux violences infligées à Gisèle Pelicot par Dominique Pelicot », mais aussi à toutes les autres, poursuit l’actrice. « Katharina Volckmer, révèle Camille, n’est jamais dans la posture. Ce dont elle parle nous traverse encore ». Un roman à lire assurément
Dans « Jewish Cock », Katharina Volckmer, pose la question de l’identité et de son héritage, mais pas seulement. Elle s’intéresse aux « lignes rouges de notre société » pour en explorer la « culpabilité allemande » après le nazisme, « la question du genre », « l’asservissement de nos corps » et « le danger des tabous érigés en barrière morale».
« Le Rendez-vous », au Théâtre National de Strasbourg, Salle Koltès, entrée 7, Place de la République, Strasbourg, jusqu’au 22 mars 2025 (Attention, déconseillé aux moins de 16 ans).
J’y vais absolument!
Julia Garlito Y Romo
(1) Titre original de la pièce : « The appointement » ou « The story of the cock ».
(2) Le Roman traduit en français est publié aux éditions Grasset & Frasquelle, 2021.
Photo Aloïs Aurelle