
CARMEN, de Georges Bizet (*) – Opéra-comique en quatre actes – musique de Georges Bizet – livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle de Prosper Mérimée. Mise en scène : Dmitri Tcherniakov – Cheffe d’orchestre : Nathalie Stutzmann – Chef des chœurs : Emmanuel Trenque – au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles jusqu’au 25 juin 2025. Opéra-comique en quatre actes. Chanté en français, surtitré en français et en néerlandais. Première partie : 1h40, pause 30 minutes, deuxième partie : 1h.
Séville devient le hall d’une clinique privée aux thérapies innovantes
Vous ne pourrez pas admirer l’environnement de la Carmen de Bizet, dans sa ville, Séville, avec son arène, sa place, la montagne ou encore la manufacture de tabac. Dans la version de cet opéra célèbre que propose la Monnaie avec la mise en scène de Tcherniakov, le décor est tout autre. À l’ouverture du rideau, le public est face à ce qui semble être un immense hall d’hôtel, en marbre, avec des fauteuils en cuir sombre, une ambiance plutôt froide et assez impersonnelle. Le propos étant de représenter une clinique nouvelle, spécialisée dans des thérapies expérimentales. Les personnages sont vêtus de costumes cravates et tailleurs gris, ou robes simples toujours dans les mêmes tons. Pas de changement de décor, ni de projection, pour permettre aux spectateurs de créer leurs propres images des différents lieux en fonction de ce que leur évoque le texte ou la musique. C’est un spectacle de directions d’acteurs et actrices qui « va beaucoup plus loin de ce que l’on attend des chanteurs qui doivent être capable de porter les personnages animés par leurs pulsions extrêmement fortes », précise Sébastien Herbecq (*) dans son introduction avant le spectacle. « Il va falloir accepter un parti pris de départ qui est celui de la thérapeutique ».
Si, lors de sa création en 1875, Carmen est accueillie avec incompréhension et n’obtient pas le succès escompté (en tout cas à ses débuts), l’ultime opéra-comique de Georges Bizet (décédé peu après) est aujourd’hui l’opéra le plus joué dans le monde, un grand classique dont les clichés et la musique sont profondément ancrés dans les mémoires collectives : « La Habanera » (L’amour est un oiseau rebelle) ou encore « Toréador » sont devenus de véritables tubes. Avec sa représentation de l’amour, de l’obsession et de la jalousie, on peut dire que Carmen a pratiquement éclipsé toutes les œuvres lyriques de Bizet.
Après des débuts remarqués à la Monnaie dans La Dame de pique (2022), la cheffe d’orchestre Nathalie Stutzmann dirige cette partition pour la première fois : tout simplement magistrale !
L’intrigue : Un couple a rendez-vous au centre des thérapies nouvelles, à l’initiative de madame. En effet, monsieur est émotionnellement épuisé, il n’arrive plus à ressentir de la passion, ses émotions sont en berne. Sa dépression affecte sa libido, d’où l’insistance de son épouse pour qu’il entame une thérapie. Monsieur n’est pas du tout volontaire à l’idée de suivre ce genre de consultation expérimentable et son humeur est loin d’être joyeuse. C’est alors qu’apparaît l’administrateur du centre qui, ayant étudié le dossier du patient, lui assure toute l’efficacité de la démarche. Il a d’ailleurs trouvé la thérapie qui lui conviendra le mieux : l’intrigue de Carmen ! Et pour se faire, il lui suggère de jouer le rôle de Don José ! Rien de tel que de se laisser séduire et tomber éperdument amoureux de la belle et rebelle Carmen. Il ne sera pas seul, qu’il se rassure : une panoplie de protagonistes vont évoluer autour de lui, acteurs, actrices et thérapeutes deviennent eux-mêmes les personnages de l’œuvre de Bizet.
Mais qui est Don José ? Don José est un militaire de Navarre affecté à Séville pour monter la garde devant la manufacture de tabac. Il doit épouser une jeune femme, Micaëla, un modèle de vertu, d’innocence et de pureté. Un mariage arrangé par la mère de ce dernier. Mais voilà, il tombe éperdument amoureux de la bohémienne Carmen, ouvrière de la manufacture, et trafiquante à ses heures, aidée de cinq de ses comparses qui ne se gênent pas pour s’en vanter : « Quand il s’agit de tromperie, De duperie, de volerie, Il est toujours bon, sur ma foi, D’avoir les femmes avec soi. Et sans elles, les toutes belles, On ne fait jamais rien de bien. »
La belle bohémienne, est sensible au charme de Don José, certes, mais Carmen est une femme libre et passionnée (à l’opposé de Micaëla) qui se moque bien des conventions et des contraintes que la société impose habituellement aux femmes : « L’amour est un oiseau rebelle, Que nul ne peut apprivoiser, Et c’est bien en vain qu’on l’appelle, S’il lui convient de refuser. (…). L’amour est enfant de Bohème, Il n’a jamais, jamais connu de loi ; Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ; Si je t’aime, Prends garde à toi !». Voilà Don José averti ! Pour elle, il quitte à la fois Micaëla et l’armée. Mais les amours de Carmen ‘ne durent pas six mois’, elle s’éprend d’un torero : le beau et téméraire, Escamillo ! Fou de jalousie, prisonnier de ses démons, Don José ne supporte pas que la femme qu’il aime se désintéresse de lui et, qui plus est, pour un autre ! Sa réaction est on ne peut plus violente. Il s’en prend à Escamillo : « Mettez-vous en garde, et veillez sur vous ! Tant pis pour qui tarde à parer les coups. » et menace ouvertement la bohémienne: « Prends garde à toi, Carmen, je suis las de souffrir… ». Loin d’avoir peur, et malgré la révélation du tarot lui révélant une issue fatale, l’Espagnole le défie : « Je suis née libre et je le resterai jusqu’à ma mort ». Elle ne croit pas si bien dire… Alors que, d’un côté, le torero Escamillo sort triomphant de l’arène et est acclamé par la foule, de l’autre Carmen subit la rage d’un homme torturé, violent.
Mais, ce qui, à la base, devait être une dupe thérapeutique pour monsieur, se transforme peu à peu en drame. Pris dans leur propre jeu, ils n’en sont plus maîtres, entre clichés loin d’être anodins, l’érotisation suggestive de certaines scènes au second degré, la puissance du mythe les rattrape et les mine. Le patient, incapable de distinguer le vrai du faux, voit sa jalousie le prendre aux trippes au point de malmener la thérapeute (Carmen) chargée de le suivre. Elle-même devient influencée par la névrose de son patient, chamboulée à son tour par la violence de la situation ».
Cette thérapie nouvelle sera-t-elle véritablement bénéfique, voire efficace ? Quelle en sera l’issue ?
Une mise en scène surprenante de Dmitri Tcherniakov
Créée à Aix-en-Provence, dans le cadre de son festival, en 2017, Carmen mise en scène par le Russe Dmitri Tcherniakov, devait se jouer à la Monnaie de Bruxelles en 2022. Covid oblige, la représentation à Bruxelles est reportée à juin 2025, et tombe pile avec la commémoration des 150 ans de la mort de Georges Bizet, décédé le 3 juin 1875.
Avec CARMEN revisité, la Monnaie présente un spectacle pour le moins surprenant qui promet de bousculer, chambouler voire de heurter quelque peu les puristes. Une Carmen « que l’on n’attend pas et qui s’inscrit dans la ligne artistique de la Monnaie », précise Sébastien Herbecq (*). Déjà 1220ème représentation et 5ème reproduction (en coopération avec d’autres) dans ce lieu mythique en plein cœur de Bruxelles.
« Aujourd’hui, il y a beaucoup de choses dans cet opéra que l’on peut difficilement accepter les yeux fermés, et tout ce qu’on a lu, vu ou vécu, tout notre « background » émotionnel, ne peut que contribuer à alimenter cette méfiance ». Dmitri Tcherniakov
Tcherniakov ne lésine pas sur les mots lorsqu’il analyse sans détour ce que l’opéra de Carmen représente pour lui. On lui a souvent proposé de monter cet opéra mais, « faute de pouvoir ressentir la vraisemblance de cette histoire », il refusait systématiquement : « Ces habaneras et l’arrestation de cette bohémienne démoniaque par un soldat, précise le metteur en scène, sont devenues des poncifs assez mièvres. Carmen, Micaëla, Escamillo constituent désormais des archétypes figés. Ce genre de flirt, souligne-t-il, ne fonctionne plus aujourd’hui, il ne pourrait pas provoquer une telle réaction chez un partenaire : nous sommes tous bien trop désillusionnés. L’histoire de cette bohémienne est devenue un mythe ayant perdu de son naturel ».
Lorsque l’on considère la quantité de féminicides de par le monde, on est en droit de se poser la question sur la remarque de Dmitri Tcherniakov quant à la réaction de certains partenaires…
Tcherniakov interroge le mythe pour « l’inscrire au présent ». Sur le « besoin de croire à cette histoire et de comprendre en quoi elle se rapporte à nous ». C’est pourquoi le spectacle parle de nos contemporains. Il va plus loin dans l’exploration clinique du sujet. La thérapeute chargée du rôle-titre (Carmen) doit « stimuler la virilité défaillante du nouveau venu » (monsieur). Le metteur en scène cherche ici, je cite, à rendre compte du désarroi de nos contemporains émotionnellement désabusés, nourris d’expériences environnantes amères, remplis de désespoir et d’ironie. Nous sommes, aujourd’hui, envahis par le virtuel, telle une fictionnalition de nos existences, pour tâcher de combler le manque qui découle de notre assèchement spirituel au point de nous priver de ressources pour surmonter nos faiblesses psychiques. Les personnages du spectacle (construits autour de la psychologie ambigüe et égoïste des deux héros, noble, banale et violente à la fois) ne sont pas exactement les héros de l’opéra de Carmen, mais, précise-t-il, c’est en se retrouvant à l’intérieur de cette histoire célèbre qu’ils se laisseront peu à peu emporter par elle et qu’ils commenceront à vivre intensément pour devenir la meilleure des thérapies.
Une construction dramatique extrêmement bien tournée en faveur de la partition, avec certaines scènes de l’opéra-comique. Par exemple, les contrebandiers sont ici des contrebandiers d’opérette, un peu « bras cassés» qui ne font absolument pas peur. Il y a des scènes savoureuses quand il s’agit de tromperie, un numéro léger, un quartet à plusieurs voix. La narration unique et directe. Des voix par deux, beaucoup de cuivre, de sonorités militaires et un jeu entre deux « bandas » qui se joue en coulisse et, au premier plan, dans la fosse de l’orchestre, des cuivres accompagnent les personnages. Carmen joue des castagnettes et la guitare est imitée par la harpe avec des violons utilisés sans archer, créant un vocabulaire musical de l’Espagne d’alors. En effet, la guitare ne faisait pas partie de l’orchestre à l’époque. Le 4ème acte : 25 minutes de musique sans interruption de texte, c’est inédit. L’enchainement est beaucoup plus fluide qu’au préalable, le discours est confié uniquement à la musique. Autre grand point intéressant, le rôle confié aux chœurs, avec différents rôles, chœur masculin pour les soldats, et chœur féminin pour les cigarières, mais également en chœur mixte pour commenter les scènes (les passants, les vendeurs, les contrebandiers, la corrida, la foule) et chœur d’enfants pour parodier les militaires et la relève de la garde.
L’écriture vocale est assez originale avec une voix de mezzo-soprano et un ténor lyrique et quelques exclamations dramatiques. Les textes chantés respectent la version d’origine de 1875. Les textes parlés ont été remplacés par ceux imaginés par Dmitri Tcherniakov pour cette production. La musique, elle, est totalement d’origine. Brillante Stéphanie D’Oustrac (Carmen), tout comme Attilio Glaser (Don José), Anne-Catherine Gillet (Micaëla) ou encore Edwin Crossley-Mercer (Escamillo). Un casting fabuleux.
Si la proposition de Tcherniakov peut déplaire à certains, elle n’en reste pas moins attrayante. D’autant plus que la fin peut surprendre. Regarder cette œuvre avec un autre œil, la rend intéressante à interpréter. Et, soulignons-le, rien que pour la musique originale dirigée par la remarquable Nathalie Stutzmann, entourée de l’orchestre symphonique, chœur de la Monnaie et chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, le déplacement vaut certainement le détour.
CARMEN de Bizet, à voir sans aucun doute au Théâtre de La Monnaie à Bruxelles jusqu’au 25 juin 2025.
J’y vais!
Julia Garlito Y Romo
(*) Une excellente introduction au spectacle est proposée 45 minutes avant la représentation en version française et néerlandaise. Pour la version française c’est le dramaturge et responsable de la programmation de la musique de chambre au Théâtre de la Monnaie, Sébastien Herbecq, qui s’en charge. Vivement recommandé !
Distribution : Opéra-comique en quatre actes – Livret d’Henry Meilhac & Ludovic Halévy, d’après la nouvelle de Prosper Mérimée – Création Opéra-Comique, Paris, 3.3.1875 – Dialogues parlés réécrits par Dmitri Tcherniakov – Direction musicale : Nathalie Stutzmann – Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakjov – Chef des chœurs Emmanuel Trenque.
Carmen : Stéphanie D’Oustrac (en alternance avec : Ève-Maud Hubeaux) ; Don José : Attilio Glaser (en alternance avec Michael Fabiano) ; Micaëla : Anna-Catherine Gillete ; Escamillo : Edwin Crossley-Mercer. Pour voir toute la distribution, rdv sur le site du Théâtre de la Monnaie.
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie
Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie s.l.d. Benoît Giaux

Photos copyright La Monnaie de Bruxelles