
Don Giovanni – Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart créé le 29 octobre 1787 à Prague – Livret de Lorenzo da Ponte – Mise en scène : Frédéric Roels – Direction musicale : Débora Waldman – Production de l’Opéra Grand Avignon – Spectacle donné à l’Opéra Grand Avignon les 10,12 et 14 octobre 2025
Quel opéra autre que « Don Giovanni » aurait pu mieux illustrer cette nouvelle saison lyrique de l’Opéra Grand Avignon consacrée aux grands Mythes ? Personnage mythique mais également opéra mythique. Personnage complexe et mystérieux dont les motivations restent obscures. Séducteur libertin épris de liberté et en quête d’absolu ou personnage destructeur, pervers, qui chemine vers une lente autodestruction ?
Dès le lever de rideau le décor donne le ton. On comprend que Frédéric Roels ne se limitera pas à décortiquer les sentiments, les comportements et les motivations des protagonistes mais qu’il va aborder leur environnement, la société qui les entoure et qui les a façonnés, un monde qui meurt et les prémices d’un monde nouveau.
Le décor nous plonge dans un environnement urbain. Des immeubles cossus de style classique et qui évoquent une richesse passée sont en plein délabrement et maintenus miraculeusement debout par un étayage de bric et de broc. Des meubles anciens jonchent le sol. Une cabine téléphonique, elle-même délabrée, rend le décor intemporel.
On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre l’Europe de la fin du XVIIIème siècle et l’époque actuelle. Mozart a composé son opéra deux ans avant la Révolution Française et a abordé un an avant une remise en cause, discrète mais significative, de la noblesse dans « Les Noces de Figaro ». Une époque d’une société finissante, ébranlée par les Lumières et à la recherche de nouvelles valeurs, de plus de justice. Une situation qui ne manque pas de résonner avec notre siècle en perte de repères, en quête d’un nouvel ordre social et de nouvelles valeurs
En cohérence avec le décor, la mise en scène de Frédéric Roels évoque la remise en cause et la déchéance de la classe dominante et de l’ordre établi. Le duel entre Don Giovanni et le Commandeur n’a rien de chevaleresque et a tout d’une rixe de banlieue. La noble statue de marbre du Commandeur est ravalée à un misérable spectre aveugle devant ce nouveau monde naissant, un spectre errant qui apparait à plusieurs reprises tel un présage de mort. Donna Anna apparait clairement comme affranchie de la rigueur conservatrice et des valeurs paternelles et Zerlina revendique l’émancipation de la classe dominée.
La mise en scène est dynamique, c’est dans une fuite perpétuelle et débridée que Don Giovanni chemine inexorablement vers une mort annoncée. Les costumes des principaux protagonistes évoquent discrètement le XVIIIème siècle pour les nobles et l’époque actuelle pour les roturiers et confirment l’intemporalité de l’action. Les costumes des choristes sont chamarrés, plein de fantaisie et sans unité. Au-delà de l’aspect festif de la noce ils semblent souligner cette absence de repères et de règles sociales que l’on ressent tout au long du spectacle.
La distribution est jeune, toujours cohérente avec le profil des personnages et la direction d’acteurs efficace. Au-delà du rôle-titre, cet opéra a la particularité de faire vivre de nombreux personnages, certes phagocytés par Don Giovanni, mais dotés chacun d’une personnalité et d’un profil psychologique parfaitement rendus par Mozart dans des airs remarquables, chacun pouvant exprimer son art le moment venu.
L’interprétation de Don Giovanni par le baryton argentin Armando Noguera répond au souhait de Frédéric Roels de mobilité et de fuite en avant. Le jeu de scène est dynamique et charismatique et il prend possession de la scène avec aisance et un brin de désinvolture. La voix est claire, puissante et nuancée. Elle traduit la complexité du personnage et transmet tour à tour toute sa force destructrice et la délicatesse de ses sentiments, comme dans « Deh vieni alla finestra » délicatement porté par la mandoline. A l’opposé il apparait presque terrifiant dans le vigoureux « Fin ch’han dal vino » dans lequel il projette toute sa soif de sexe et sa perversité, comme au bord de la folie, martelant sa fougue à coups de castagnettes.
Leporello est interprété par la basse canadienne Tomislav Lavoie avec brio et une belle présence scénique. La voix est puissante et le timbre chaud. Lucide, malgré sa réticence et un sentiment de culpabilité, il accompagne volontiers les frasques de son maître dans lesquelles il trouve son intérêt et un certain plaisir. Clin d’œil à notre époque et à son culte de l’image, le fameux catalogue est ici un appareil photo qui présente cruellement à Donna Elvira les innombrables images de ses rivales.
C’est la soprano Gabrielle Philiponnet qui interprète Donna Anna. Elle exprime tout en nuances les émotions de ce personnage complexe partagé entre la colère, son désir de vengeance et son attirance inconsciente pour le meurtrier de son père. Le rôle est interprété avec beaucoup de sensualité. Libérée de la tutelle rigoriste de son père, on ressent son appétit de vivre et sa réticence à s’engager avec le pâle et conformiste Don Ottavio. Un Don Ottavio touchant, interprété par le ténor chinois Lianghua Gong qui incarne avec délicatesse et compassion cet amoureux attentionné, regardé avec indifférence par Donna Anna qui le charge d’une vengeance pour laquelle il n’est pas taillé.
Le rôle ingrat de Donna Elvira est confié à la mezzo-soprano Anaïk Morel qui dégage une excitation amoureuse et charnelle avec cette espèce de folie passionnelle qu’exige le rôle. Elle interprète avec engagement et de belles vocalises « in quali eccessi », partagée entre un désir de vengeance et une immense compassion pour son amant.
La soprano Eduarda Melo incarne admirablement en Zerlina la femme moderne libre de choisir son destin et ses amours. Loin des Zerlina naïves et fragiles que l’on voit trop souvent, elle apporte une touche de fraîcheur tant par son jeu de scène espiègle que par sa voix lumineuse. Dans le même ton, son futur époux, Masetto, amoureux et jaloux, est interprété avec présence par le baryton Aimery Lefèvre qui sait donner à son personnage un esprit frondeur contre l’ordre établi et qui prend parfois des airs de Figaro.
Enfin le Commandeur est interprété par la basse russe Mischa Schelomianski qui incarne avec sa voix profonde et sa silhouette imposante une noblesse finissante, un spectre errant et moribond qui entraîne Don Giovanni dans les enfers. On peut regretter que le puissant et terrible duo final manque un peu d’ampleur et que la chute vertigineuse de Don Giovanni se limite à le recouvrir d’un manteau de mendiant. Une image qui manque de force.
Le cœur de l’Opéra Grand Avignon dirigé par Alan Woodbridge, parfaitement mis en scène dans les scènes festives, est toujours à son meilleur niveau. L’orchestre national Avignon-Provence est placé sous la direction de Débora Waldman qui restitue à la fois avec vitalité et nuances la partition. Les quelques spectateurs privilégiés qui avaient ce soir-là la chance de la voir diriger peuvent témoigner de la précision et de la finesse de sa direction. Son visage rayonnant, se regards complices vers les musiciens et les mouvements inspirés de ses lèvres qui chantent en silence nous immergent au plus profond de la musique de Mozart.
Frédéric Roels propose ici un remarquable mise en scène dans une distribution de qualité et nous offre, au-delà de l’aspect psychologique et sentimental des personnages un regard sur les désordres de la Société, sur la nécessité de créer un monde nouveau et de trouver de nouveaux repères. Un spectacle accueilli avec enthousiasme par le public avignonnais et qui constitue une belle introduction à cette nouvelle saison lyrique « Mythes » qui s’annonce prometteuse.
Jean-Louis Blanc


Photos Cédric Delestrade / Opéra Grand Avignon 2025