
AGENDA. « Iphigénie en Tauride » – de Christoph Willibald Gluck – Tragédie lyrique en quatre actes – Livret de Nicolas-François Guillard – Représentée pour la première fois à l’Académie royale de musique (Paris) le 18 mai 1779 – Mise en scène, Wajdi Mouawad – Direction musicale, Louis Langrée et Théotime Langlois de Swarte – Choeur, Les Eléments – Orchestre, Le Consort – Du 2 au 12 novembre 2025 à l’Opéra Comique Paris.
Réfugiée en Tauride, la prêtresse Iphigénie doit se soumettre au roi Thoas qui, terrifié par un songe, la force à sacrifier tout étranger qui débarquera sur le rivage. Or deux guerriers grecs font naufrage et un sentiment étrange l’envahit à la vue de l’un d’eux…
En 1774, année du couronnement de Louis XVI, Gluck s’établit à Paris, à la grande joie de son ancienne élève Marie-Antoinette. L’Académie royale de musique souhaitait en effet s’approprier sa démarche réformatrice du genre lyrique. D’énormes succès accueillirent ses ouvrages français jusqu’au triomphe d’Iphigénie en Tauride, son ultime chef-d’œuvre.
Après les Armide de Gluck et Lully et la Médée de Cherubini, Louis Langrée poursuit à l’Opéra-Comique la programmation des grandes tragédies lyriques. À la tête de l’une de ses partitions fétiches, il partage la baguette avec Théotime Langlois de Swarte et rassemble Tamara Bounazou, Theo Hoffman, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti et le chœur Les éléments. Wajdi Mouawad signe la mise en scène de ce drame poignant.
Le goût de l’intime se développe au siècle des Lumières et s’exprime dans les confessions, correspondances et récits licencieux, les fêtes galantes, l’essor de la comédie et la passion des miniatures. Il incite certains artistes à revisiter les grands sujets classiques dans une recherche renouvelée de vérité et de naturel. Avec une nouvelle sensibilité, l’époque puise dans la mythologie gréco-latine qui demeure un extraordinaire vivier de personnages et de récits. C’est ainsi qu’à travers l’Europe, le destin de la princesse Iphigénie attire peintres et auteurs dramatiques. Fille aînée du roi Agamemnon, le chef de l’expédition punitive des Grecs contre Troie, Iphigénie endure, d’après Euripide, son lot des souffrances dont les dieux ont accablé sa lignée, les Atrides, vouée aux crimes par le crime originel. Elle est ainsi arrachée à sa mère, privée d’union matrimoniale, trompée puis mise à mort par son père, sauvée pour être exilée loin de Grèce, condamnée par un roi barbare à pratiquer des sacrifices humains, avant d’apprendre l’assassinat de ses parents par la bouche de son frère devenu fou.
Cette native de Mycènes subit ces épreuves à Aulis, port de la flotte grecque, puis en Tauride – l’actuelle Crimée – où vit alors un peuple que les Grecs appellent « barbares » et qu’ils regardent comme radicalement opposés à leur civilisation. Cinq siècles avant notre ère, comme au XVIIIe siècle, on se plaît à peindre les Scythes comme des sauvages dénués de lois, cruels et inhumains.
Certes les Anciens racontent que les Atrides ont pratiqué le cannibalisme et le sacrifice humain, et que leur rejeton matricide, Oreste, est poursuivi par les Euménides. Mais Iphigénie, elle, est une figure de dévouement et de réconciliation. Toujours victime, elle est protégée par la déesse Artémis et sert son culte en chaste prêtresse. Par elle, le monstrueux est honni, synonyme d’archaïsme. Ses valeurs sont celles de la civilisation.
Deux épisodes de sa vie inspirent les arts du XVIIIe siècle : son sacrifice par Agamemnon que suspend son sauvetage par Artémis à Aulis ; ses retrouvailles en Tauride avec son frère Oreste qu’elle s’apprête à sacrifier. Deux moments où se rencontrent le meurtre et la grâce. Un tableau peut figer ces deux élans contraires. Un spectacle fait s’entrechoquer, dans une concentration de temps et de lieu, l’amour et le devoir. Si la pièce adopte la perspective d’Iphigénie, les émotions priment sur l’héroïsme. Mansuétude, loyauté et courage sont ainsi célébrés. Le théâtre privilégie l’épisode tauridien car au pathétique de la reconnaissance du frère et de la sœur s’ajoute l’expression de la culpabilité et de l’amitié virile, émotions annonciatrices du néoclassicisme.
En 1704, Iphigénie en Tauride est d’abord une tragédie en musique de Desmarets et Campra, sur un livret de Duché de Vancy et Danchet, créée à l’Académie royale de Musique (l’Opéra de Paris). Tandis que Scarlatti écrit deux Ifigenia sur des livrets de Capeci (1713), que des Ifigenia in Tauride sont composées sur un livret de Pasqualigo (par Orlandini en 1719, Vinci en 1725, Traetta en 1763, Monza en 1784), une nouvelle traduction française d’Euripide par Brumoy paraît en 1730 (dans le Théâtre des Grecs). Elle tente d’actualiser l’esprit hellénistique, démarche que reprend en 1757 la tragédie Iphigénie en Tauride de Guimond de La Touche. Dénonçant la superstition, le fanatisme religieux et l’absolutisme (chez les Scythes), cette pièce brille au sommet du répertoire de la Comédie-Française jusqu’à la Révolution.
Avant sans doute de la découvrir lors d’un séjour parisien, le grand compositeur allemand Christoph Willibald Gluck dirige à Vienne en 1763 l’Ifigenia de Traetta. Le sujet lui est donc familier lorsqu’il se fait, dix ans plus tard, inviter à Paris où son ancienne élève, Marie-Antoinette d’Autriche, s’apprête à monter sur le trône de France. Un attaché d’ambassade, Du Roullet, a écrit pour « M. Glouch » (sic) le livret d’Iphigénie en Aulide dont la création à l’Opéra en avril 1774 l’impose comme le grand réformateur de l’art lyrique de son temps. Ce qu’il a fait à Vienne, il le fera à Paris : « Gluck doit s’engager à nous livrer au moins six ouvrages semblables, déclare le directeur de l’institution, car un pareil opéra tue tous ceux qui ont existé jusqu’à présent ! » En effet, six autres titres vont suivre, de la version française d’Orfeo ed Euridice à Écho et Narcisse.
Familier des élites, le sujet d’Iphigénie en Tauride s’impose pour parachever la transformation de la « tragédie en musique » à la française. En effet, il est dénué d’intrigue amoureuse, ce qui permet d’évacuer les prétextes vocaux et les divertissements chorégraphiques – tout ce qui ornait le spectacle – pour concentrer l’action dans de grandes scènes d’un seul tenant, où l’orchestre devient un agent permanent du drame.
Gluck refuse un premier livret signé Ducongé Dubreuil et choisit un jeune auteur, Nicolas-François Guillard, qui saura traduire ses exigences en beaux vers français. Guillard puise chez Euripide et Guimond de La Touche. En mars 1778, Gluck emporte le texte à Vienne et se met à composer, exigeant de nombreuses retouches et n’hésitant pas à emprunter à plusieurs de ses partitions antérieures, en particulier au ballet Semiramis (1765).
Le nouveau directeur de l’Opéra, Devismes, trouve intéressant de mettre en concurrence Gluck et un autre grand musicien étranger, l’Italien Piccinni, à qui il remet le texte de Ducongé Dubreuil. Furieux, Gluck obtient de la reine Marie-Antoinette que son Iphigénie soit jouée en premier. Celle de Piccinni attendra 1781.
En novembre 1778, Gluck est de retour à Paris afin de préparer l’orchestre et les « acteurs chantants », comme on appelle alors les solistes. Maître de la dramaturgie, il veut superviser l’interprétation : son écriture syllabique rompt avec l’art de vocaliser, il préfère parfois les cris au chant… Par chance, les artistes commencent à le connaître : Rosalie Levasseur (Iphigénie) a chanté quatre de ses héroïnes (mais pas Iphigénie en Aulide), Henri Larrivée (Oreste) en a chanté trois, tout comme Joseph Legros (Pylade). L’orchestre apprécie d’endosser un rôle perpétuellement dramatique, tout en redoutant l’intransigeance du Viennois.
Les « acteurs dansants », eux, se braquent : au lieu du ballet rituel à chaque acte – il y en a quatre –, ils ne disposent que d’un bref ballet de Scythes, aux accents sauvages, à la fin de l’acte I. Leur mobilisation entraînera, dès la cinquième représentation du 1er juin, l’ajout d’un grand ballet final, Les Scythes enchaînés, composé par Gossec après le refus de Gluck, et chorégraphié par Noverre, l’inventeur de la danse expressive.
La première a lieu le mardi 18 mai 1779 à l’Opéra, alors situé au Palais-Royal. La reine, convalescente après une fausse-couche, tient à y assister. L’œuvre bouleverse et enthousiasme, jusqu’à ceux qui hésitaient encore, par son unité et sa noblesse proches de la tragédie parlée, par la vérité et l’intensité de l’expression musicale, dès l’ouverture tempétueuse où résonnent les plaintes d’Iphigénie. Avec Gluck, la tragédie en musique se mue en opéra. Son objet sera désormais autant la vie intérieure de ses personnages que leurs actions héroïques.
Tandis que le jeune Goethe donne au Théâtre ducal de Weimar sa propre Iphigenie auf Tauris, en endossant le rôle d’Oreste, l’Iphigénie en Tauride de Gluck est parodiée cinq fois à Paris en 1779, signe d’un énorme succès. Puis cette œuvre la plus aboutie de sa réforme est rapidement jouée sur les scènes européennes – Gluck lui-même procédant à un arrangement en allemand en 1781 pour la cour de Vienne (où Thoas est chanté par Ludwig Fischer, futur Osmin de L’Enlèvement au sérail). Lorenzo Da Ponte en tire une traduction italienne qui sera jouée à Londres en 1796. Puis une nouvelle traduction allemande supervisée par Goethe et Schiller sera jouée outre-Rhin jusqu’aux années 1820.
À Paris, l’œuvre se maintient au-delà de la Révolution, ce qui est exceptionnel pour un titre de l’Ancien Régime. La condamnation de la violence politique trouve évidemment un écho dans cette société bouleversée. Elle quitte l’affiche de l’Opéra le 5 juin 1829 à la 408e représentation (le tout jeune Berlioz ne manque pas une représentation depuis 1821). Lorsqu’elle réapparaît à Paris en 1868, c’est au Théâtre-Lyrique, scène d’avant-garde. En 1900, l’Opéra-Comique la relance dans une mise en scène antiquisante d’Albert Carré (chorégraphie de Mariquita) avec Rose Caron dans le rôle-titre. L’Opéra ne la reprogramme qu’en 1931 sous la direction de Pierre Monteux, avec Germaine Lubin.
La puissante dramaturgie de Gluck rassemble Louis Langrée et Wajdi Mouawad dans notre nouvelle production d’Iphigénie en Tauride, que l’auteur-metteur en scène enrichit d’un prologue de sa plume afin de replacer la tragédie à la fois dans son vaste contexte mythologique et dans notre époque de périls. Le directeur de l’Opéra-Comique dirige Le Consort, ensemble jouant sur instruments anciens, et partage la baguette avec Théotime Langlois de Swarte. Les solistes et le chœur Les Éléments chantent l’amitié et la résilience, vrais remèdes aux traumatismes de la perte et de l’exil, hier et aujourd’hui.
Distribution : Avec Tamara Bounazou, Theo Hoffman, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti, Léontine Maridat-Zimmerlin, Fanny Soyer, Lysandre Châlon, Anthony Roullier
Photo de répétition – Opéra Comique